Les heures écoulées
Par Thomas Boivin.
2024/12/02
J’ai longtemps travaillé dans les bars. Aujourd’hui, quand j’y retourne, plusieurs effluves me pincent le cœur : celui du tabac sur les manteaux des clients qui viennent de dehors, l’odeur du vermouth dilué dans le fond des verres, celle des verres humides sortant du lave-vaisselle, ou encore celle des limes, que j’ai coupées par centaines. Ça fait 15 ans pourtant que je n’ai pas servi une seule bière, mais je m’ennuie toujours de ces jours de ma vie. J’avais alors le sentiment de réellement vivre, de faire partie de la nuit, de la vie, de l’humanité, et d’être au cœur du peuple. Et, aussi variés étaient les lieux desquels venaient les clients, j’avais l’impression que le monde n’était qu’une seule et même grande ville… Ces temps-ci, j’ai parfois de la misère à dormir, car il me semble oublier quelque chose… Une chose essentielle, je crois, puisque j’en ressens son manque. C’est vrai : comment dormir quand tout bouge autour de soi, que les ruisseaux continuent de ruisseler, que le vent continue de souffler, alors que des milliers, des millions de personnes rôdent dans les rues et dans les bars ? Alors que moi, immobile dans mon lit, je suis comme un ermite dans sa cabane, perdu dans un bois ? Je ne veux pas dormir, je veux vivre !
Je m’ennuie d’aller fumer un cigare avec des clients entre deux boissons, et qu’on se prenne par les épaules, tous désormais frères, et tous désormais heureux. Je m’ennuie du moment où nous fermions les portes en se souhaitant tous à la revoyure, en ayant hâte de se revoir le soir même. Je m’ennuie de finir à l’aurore et de marcher vers ma voiture, alors que le rosé du ciel se reflète dans les vitrines des différents commerces déserts.
Nous faisions quelques centaines de dollars par soir, et, après une semaine ou deux, nous avions des liasses d’argent, liasses qu’on économisait pour quelque chose que nous ignorions et ignorons toujours, et alors nous buvions pour faire passer les heures. Je les vomirais volontiers aujourd’hui, si cela me les redonnait, ces heures écoulées.
Thomas Boivin