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Eddy, devant Septembre.
Par Sophie Dussol-Cypriani.
2025/07/09
Quand ma petite main glissait dans sa grande main, je me sentais protégée de tout. Ce tout , que je considère maintenant, longtemps après l’enfance, ce tout n’était pas la peur des chemins sombres et du mystère des forêts, des orages qui grondaient dans les montagnes, des craquements et chuintements de la maison que le vent torturait pendant les mois d’hiver. Ce n’était pas non plus ce que je commençais alors à comprendre de la marche du monde, des intérêts humains tortueux, cruels, ce tout, c’était le vide, c’était l’absence d’écho, de résonance, c’était le manque d’un regard et d’une sensibilité semblables aux miens.
Quand j’avais présenté en classe ma collection de flacons d’eau de pluie, recueillie en plusieurs lieux et plusieurs saisons, les autres avaient ri. La pluie c’est la pluie. Bien sûr que non, pluie d’orage, d’averse ou de bruine, pluie d’août sur le champ, pluie d’octobre devant la chapelle, pluie de février, pluie d’avril sur la rivière… Il suffisait de relever le flacon vers la lumière, pour lire dans la transparence de l’eau, toutes les circonstances de sa chute. Je n’avais convaincu personne ce jour là, ce qui était habituel. Même mes parents, dont j’avais le sang pourtant, me reprochaient d’être trop rêveuse, de vivre en dehors de la réalité. Mais qu’est ce qui était plus réel que les nuances de l’eau ? Que le vol des éperviers dans le ciel pur ? Que mes pieds sur la terre des innombrables chemins que je parcourais sans relâche ? J’avais décidé de retrouver la langue perdue du maréchal-ferrant qui ne prononçait plus un mot depuis que sa femme était partie, emmenant avec elle leur fils unique – c’est une expression, petite dinde, avait rugi ma sœur aînée, il n’a pas vraiment perdu sa langue !- Retrouver sa langue était une aussi une expression, mais ce n’était que la mienne. Ce que je cherchais en vagabondant du matin au soir cet été –là, c’était un moyen de rendre au géant muet, l’envie de parler, le goût de la parole. Je pensais qu’une idée viendrait, offerte par le vent, la nature, le mouvement. Je ne trouvai pas d’idée, je trouvai la lame pour déchirer la nasse de silence autour du maréchal-ferrant, et en même temps, une plus grande main que la mienne, celle qui allait me protéger de tout. Dans les derniers jours d’Août, je rencontrai Eddy Callian.
Eddy allait s’installer chez le maréchal- ferrant, lequel avait compris, au premier coup d’œil, qui était ce garçon fin comme une fille : un jeune être étonnamment résistant, travailleur et amoureux des chevaux, qui portait aussi au fond de lui, la marque tenace et douloureuse de l’abandon. Mais ça, quand je vis Eddy pour la première fois, assis sur le petit tertre devant le pré Germain, ça, je ne le savais pas encore. J’eus envie d’aller m’asseoir près de lui, et je le fis. Il ne dit rien, déplaça son vieux sac à dos pour me faire de la place et continua à regarder loin devant lui, par-dessus la masse épaisse et blonde des blés. Et puis le silence, nourri de vent, jusqu’à ce que je lui demande ce qu’il faisait là.
- J’attends Septembre. Tu attends avec moi ?
- Je voudrais bien, mais il reste encore deux jours d’Août, ils vont s’affoler à la maison si je reste dehors si longtemps.
- C’est ici que ça se décide. Ici, maintenant, pas sur un calendrier. Regarde ici, regarde mieux, Septembre vient.
Une frange d’épilobes couturait l’extrémité du champ, le terrain se soulevait légèrement à cet endroit avant de redescendre vers le torrent et les centaines de fleurs dressées piquaient de rose le ciel blanc et brûlant du mois d’Août.
Et soudain tout fut retenu, le vent par la terre, les oiseaux par les arbres, la lumière par le ciel, la nature se figea sous nos yeux, la main d’Eddy se referma autour de la mienne. Alors les arbres libérèrent les oiseaux, ils libérèrent la fraîcheur qui nous tomba dans le cou. Le vent monta de la terre comme un cri délivré, balaya la lactescence du ciel, lui donna la teinte vive et tranchante de l’automne. Les blés s’ébrouèrent sous la clarté adoucie, et du torrent vint le chant d’une eau nouvelle.
« Septembre est là. » Il le dit en se tournant vers moi, je vis sa peau brûlée par endroits, le merveilleux dessin de sa bouche et son regard heureux de jeune loup qui se réjouit de tout ce qui fait les saisons.
Sophie Dussol-Cypriani.