Au bout de l’océan
Par Anne du Château.
2024/11/19
Ceci est l’histoire d’un jeune peintre de bateau qui, par son talent, s’est vu maudit.
Chaque matin, lorsque sonne six heures, Ionas se dirige vers le port de son village côtier afin de
voir si quelques chalutiers auraient besoin de petites retouches de peinture. Il fait ce boulot depuis
toujours et n’a jamais pensé faire autre tâche que celle-ci. Il fait le tour de chaque bateau,
appliquant soigneusement sa peinture, concoction qu’il fabrique fièrement lui-même. La tâche
exécutée, des sous tombent un à un dans sa paume rêche, puis dans ses poches. Il sait son boulot
terminé lorsque celles-ci entament une mélodie avec le gravier, au rythme de ses pas.
Il lui arrive toutefois de manquer de peinture et de devoir interrompre sa besogne afin de préparer
un nouveau mélange. Connaissant le garçon depuis des années, les pêcheurs ne se surprennent pas
de le voir subitement partir, revenant une heure plus tard avec deux chaudières bien pleines.
C’est ce qui arrive aujourd’hui, alors que dix heures sonnent à peine. Le soleil percute la tête
d’Ionas plus qu’à l’habitude et celui-ci se voit plusieurs fois la secouer, comme pour faire partir la
chaleur qui s’accroche à ses frisettes noires. « C’est comme s’il voulait s’imprégner dans ma peau
et recréer la couleur des roches volcaniques », pense-t-il.
Ionas suit le chemin menant à son lieu le plus secret sur l’isle : la source blanchâtre qui coule d’un
éboulement de pierres. Il a toujours pensé que la forme de cet amas de roches noires ressemblait
fortement à un homme, aussi le salue-t-il toujours lorsqu’il y vient chercher la substance laiteuse.
C’est avec ce liquide qu’il forme sa peinture, ajoutée à de la poudre de coquillage, des huiles et
parfois des pigments.
« Bonjour homme de rocaille », dit Ionas à haute voix. Il plonge sa chaudière dans la source puis
regarde brusquement vers le tas de pierres, d’où de mystérieux bruits semblent provenir. Les
roches empilées se mettent à bourdonner et des éclats de lumière s’en échappent, faisant plisser
les yeux d’Ionas. La frayeur, tel un furtif serpent, grimpe et gagne alors le corps du garçon. Le
bruit de frottement devient un grondement puissant.
Ionas tombe à genoux dans la source, envahi par la peur. Le bruit infernal atténué, il ne lui reste
dans les oreilles que le liquide blanchâtre et le hurlement du silence. Il cherche sa respiration et
remarque, anxieux, que la forêt autour de lui semble soudain plus épaisse. Il ne voit plus les feuilles
des arbres, seulement des troncs qui sont devenus aussi larges que des paquebots. Le vent lui amène
une odeur de brûlé et de roches calcinées. Ionas tremble jusqu’au fond de son âme.
« Garçon, tu n’as pas tenu ta parole… », siffle la voix la plus grave et la plus démonesque que
Ionas n’ai jamais entendu. Sauf peut-être une fois.
« Tu as rompu le pacte que nous avions conclu… En échange de ton talent de peintre, tu me dois,
une fois par an, la vie d’un marin. Mais voilà, tu uses de ma source depuis maintenant douze
lunaisons et un jour. Tu me dois ton talent, et donc un marin ! », lui rugit la voix.
« Cher démon des volcans, je t’en supplie, tu as été si tranquille tout ce temps, ne déchaîne pas ta
lave sur l’isle par ma faute. Si j’ai manqué à ma parole, c’est pour éviter de blesser quiconque…
», pleure Ionas.
« Je ne veux rien entendre. Un pacte est un pacte, jeune enfant égoïste. Aujourd’hui tu le
respecteras : tu peindras la mort sur l’un des chalutiers. Tu as choisi ton propre bonheur, alors tu
dois payer par celui d’un autre… », rit le démon des volcans.
Ionas, paniqué, regarde autour de lui. Mais la forêt est redevenue elle-même. Il s’agite alors
maladroitement pour sortir de la source. Il prend sa chaudière lourde de couleur craie et s’éloigne
le plus rapidement possible de cet endroit maudit.
Le garçon, en marchant, ressent une honte grandissante s’emparer de lui : il se trouve de plus en
plus faible et lâche. Tout allait bien dans sa vie, jusqu’à ce qu’il s’abstienne d’envoyer un homme
au fond de la mer comme il avait pourtant juré. Il eut peur des conséquences, de la culpabilité qui
pourrait en suivre. Maintenant, il risque de perdre son don artistique à cause de sa propre bassesse.
Qu’est-ce que la vie d’un vieil homme par an, quand des centaines de morts ont lieu chaque jour
partout dans le monde ? De plus, les pêcheurs savent que leur travail est risqué et ils ne se
tourmentent pas avec cela ! Au diable la culpabilité ! Sa vie est parfaite et doit le rester…
Le pas d’Ionas s’emplit d’assurance. Il approche du port : l’odeur pesante des poissons salés du
midi s’engouffre dans ses narines et le fait grimacer. Une sensation de malaise commence à
alourdir sa vitesse. « Fais-le, fais-le, fais-le ». Il prend la gauche en direction du quai. Les marins
mangent, assis sur les bancs faisant face à l’océan. Ils ont l’air sereins. Ionas s’approche d’eux en
laissant quelques gouttes s’échapper de son sceau.
« Garçon! Tu peindras mon embarcation avant que je retourne au large à l’aube », dit l’un des
pêcheurs.
Ionas se fige et acquiesce. Sous les yeux des hommes, il embarque sur le chalutier puis plonge son
pinceau dans le blanc ivoire. Son cœur bat à tout rompre. « Personne ne m’enlèvera ce que j’ai de
plus précieux », pense-t-il. Il se met au travail, mais une grosse tache bleue se révèle sous les poils
du pinceau. Ionas, surprit par l’inattendue présence de la couleur, arrête son trait. Un bleu digne
de l’océan colore maintenant la surface rugueuse. Le garçon s’emballe et, euphorique, plonge une
nouvelle fois son pinceau dans la peinture, se lançant dans une danse frénétique avec son art. Une
image s’impose alors dans son esprit et il s’applique à la représenter. Chaque coup dévoile un ton
différent, et permet à l’œuvre de se créer, comme si l’imagination d’Ionas et la peinture ne faisaient
qu’un.
De loin, les pêcheurs entrevoient des couleurs inhabituelles. Ils s’approchent et s’émerveillent du
tableau inusité du garçon, gonflant son orgueil. C’est sous les applaudissements et les fières tapes
dans son dos que le jeune homme, le menton bien haut, termine sa journée, et retourne chez lui.
C’est assis sur les rochers bordant la mer qu’Ionas, le lendemain matin, regarde le soleil frôler le
bout de l’océan. De là, on voit clairement le port et les gens s’y agiter. Ce matin, il est incapable
de dessiner. Il scrute le bateau qu’il a peint la veille en attendant que celui-ci s’enfonce de plus en
plus dans la rosée céleste. Il est impossible de faire taire son cœur, qui fait un bruit monstre jusqu’à
ses tempes.
Voyant avancer ladite embarcation vers le large, il crispe ses doigts autour de son crayon, comme
s’il effectue une prière. Et alors qu’il se rapproche de l’horizon, le bateau s’engouffre
silencieusement dans la mer, comme tirée par des geysers d’eau. Personne ne semble encore avoir
remarqué, sauf Ionas. Celui-ci griffonne rapidement dans son cahier le paysage qui s’offre à lui.
Un rictus apparait sur le visage du garçon… « Je n’ai jamais aussi bien dessiné ».
Anne du Château.