« Moi je meurs de mourir dans ce funeste camp
Oui, nous sommes perdus comme nul ne le fut
Oui, nous sommes perdus, mais encore vivants!
Ouvre les yeux et vois cette nuée d’oiseaux
À l’assaut de la mer inconnue, où vont-ils? »
― Richard Desjardins, Nataq
nous succomberons certainement
avant la perte
périrons avant l’Oubli
notre sort sera scellé
nous ne connaîtrons pas
l’avenir
nos mémoires seront la seule chose
qu’il nous restera
le monde autour deviendra
multitude de fragments épars
sombre silhouette
les formes se fonderont en ruines
les paysages se rabattront sur eux-mêmes
nous aurons pour seuls décors
flammes
braises
écroulements
vacarme
cendre
poussière
au lendemain de nous les landes
seront vidées de nos entraves
nous ne saurons plus quoi faire
de la moelle de nos os
de notre peau étiolé
du sang étouffé par nos veines
mille fois bouchées de honte
de la chaleur de nos yeux enfouis
dans le noyau de la Terre
nous prendrons la route vers l’abysse
corridors sombres de l’ennui
où la folie se perd par faute de reflet
au moins là-bas
nous pourrons
dormir en silence
ici du silence
il n’y en a plus
depuis longtemps
rattrapés par l’horizon
nous créerons des univers
dans des grains de sable
nous surpasserons la nature
et pourtant
nous resterons les mêmes
cœurs fendus devant l’aube qui ne vient pas
nous marcherons
jour et nuit
sans destination
nous oscillerons
entre les vestiges
de nos propres visages
la tempête nous affaiblira
nous aurons la bouche sèche
la langue pâteuse
des cailloux grincerons
contre nos dents
et la chaleur épaisse de nos rêves
se mêlera à l’effroi
dans les plaines fantastiques
où hululent les fantômes
le rythme s’élèvera
déferlera
au-dessus des remous
avant de chuter fulgurant
comme un spasme
une vibration soudaine
notre solitude ombre dévote
triste sort des pensées en friche
nous serons à bout de forces
nous crierons vers le ciel :
Rends-nous la vérité Seigneur
et nous ferons de ta mémoire
une offrande,
nous t’enterrerons avec les autres.
échos de bruits sourds
silence immiscé entre les réalités
nous ne saurons rien
de ce qui fut
comme nous ignorerons
ce qui viendra
et l’instant ne sera
qu’une barrière de plâtre
devant l’horizon
nous aurons besoin de courage
de naïveté et de folie
nous aurons besoin de sel et de miroirs
de bougies
et d’autels
nous rassemblerons les rescapés
ferons d’instinct des rituels
des chants viendront à nous
comme si nous les avions toujours portés
nous danserons autour des flammes
et des spectres
nous lirons dans les lignes
dévorerons la lune
percerons nos regards d’éternité
braverons les jours sans suite
serein et anxieux
nous planerons
transcendés
attendrons
patiemment
le vain miracle
rupture incandescente
j’ai retrouvé au détour
d’une rivière
les paysages immobiles de mon enfance
souvenirs parfaits
immuables
en ouvrant les yeux
j’ai vu le ciel
sortir d’en-dedans de toi
regagner sa place en haut
comme si de rien n’était
et en fermant les yeux
je jure
je l’ai vu
te rentrer dedans
comme on rentre
à la maison
le feu jaillit de toi
toi qui se dresse
immense au-dessus
de la face cachée du monde
avec tes couleurs de portage
ta vaillance sans bornes
tu rallumes mes réverbères
depuis ta complète obscurité
ta nuit noire
après tout
la consigne
n’a pas changée
je me sens
comme à la veille de ma naissance
dans l’ombre
d’une vie prête à animer
bouffée d’air
je suis chez moi
dans mon corps
j’épouse ma propre forme
je m’appartiens
j’ai
des mains pour attraper les feuilles mortes
des pieds pour fouler le sable froid
des muscles pour accueillir les spasmes
des oreilles pour espérer ta voix
des mollets pour gravir les montagnes
des bras pour envelopper le vent
des yeux pour voir céder le jour
et une épaule
encore intacte
où le soleil se reposera
j’ai survécu
la terre tourne sous mes pieds
je suis le dernier symbole
la radieuse agonie
je cherche ma place
dans la félicité des anges
je suis la pâle anémone
venue annoncer la trêve
j’ai tout le poids des choses
sur mon ventre
des voix douces et porteuses
en écho dans mes gestes
et le silence
glorieux silence
sur lequel je berce
bientôt je ferai
de plus beaux poèmes
avec des mots d’espoir
des mots d’amour
tu les liras en souriant
je serai tranquille
apaisé
bientôt
oui bientôt
nous redeviendrons
calme et poussière
douceur de grève
nos corps serons des vagues échouées
entrelacées d’algues et de varech
nous serons course et vigueur
avant d’être faim et fatigue
aux premières loges pour notre retard
nous toucherons la fin
du bout des doigts
et si tout va bien
nous retrouverons le plaisir des larmes
un dernier éclat ornera nos têtes
et nous serons en paix
avec nous-mêmes
nous serons là
où on a toujours
voulu être
Georges Absinthe.