Buvez-en toutes
Par Anne-Marie Turcotte.
2024/06/18
« Ceci est mon corps livré pour vous. »
La foule regarde l’hostie pointée dans les airs comme une pleine lune. Tous portent ce même regard vitreux de pitié. C’est mon moment. Mamie et Papi comptent sur moi. Je sais ce que je dois faire. 1-2-3…Go ! J’empoigne la clochette. Diiiiing !
Tout en même temps, l’assemblée baisse la tête. Synchronisme impeccable. Silence.
On relève la tête.
Le calice en l’air cette fois.
« Vous ferez cela en mémoire de moi. »
Même geste. Même mine déconfite de la part de l’assistance. Diiiiing !
Mission accomplie. Je remets la clochette en place comme si c’était une poupée de porcelaine. Mamie et Papi vont être fiers de moi. Ils ont eu raison de me choisir pour servir la messe de leur 50e anniversaire de mariage.
Mamie, elle aussi, assistait le curé dans le temps où la messe se faisait juste en latin. C’est elle qui m’a expliqué que sonner la clochette permettait de faire savoir aux croyants quand baisser la tête. C’est une job importante, fille ! Manque pas ton coup ! Même si la messe se donne en français maintenant et qu’on ne sonne plus très souvent la clochette, Mamie a insisté pour l’entendre pendant la célébration de ses noces d’or.
Je tenais tellement à servir la messe avec ma cousine Katy.
À ma gauche, elle me lance un clin d’œil complice pour me féliciter de ma performance. J’ai envie de rire, mais je me contente d’un sourire en coin. Ce n’est pas le moment. Je ne peux pas me laisser à l’un de nos fous rires de préado.
« Voici l’agneau de Dieu. Celui qui enlève le péché du monde. »
En chœur, la foule marmonne une réponse nasale, une formule que je ne maitrise pas encore.
Le curé Gilbert brise l’hostie géante en trois. En mange un. En donne un morceau à Katy. À mon tour de recevoir la vie éternelle. Amen.
Dans un geste solennel, Monsieur le Curé prend le calice, en boit une gorgée, essuie le rebord avec le linge blanc que je lui tends.
Le père Gilbert me regarde dans les yeux, me tend la coupe. Silence.
Tout le monde nous regarde.
Quoi ?! Il veut que je boive le sang du Christ. Ben voyons, il est fou. Il voit bien que je n’ai pas l’âge. Ce n’est pas vraiment le moment de lui expliquer que j’ai 11 ans et que je n’ai jamais bu d’alcool de ma vie.
Le regard de l’assemblée pèse lourd sur mes épaules.
La lumière du cierge pascal scintille sur les parois dorées du calice.
Les secondes s’égrènent comme les billes d’un chapelet.
Le curé garde la même expression d’invitation.
Tant pis ! Je succombe à la pression sociale. 1-2-3…Go!
Au moment de porter la coupe à mes lèvres, je croise le regard de Katy qui me fait un signe de tête pour me donner de la confiance. Elle sera la prochaine. Je pourrais me boucher le nez comme quand je mange des asperges. Ben non. J’aurais l’air de qui ? On ne peut pas se boucher le nez en buvant le sang du Christ.
Le liquide bourgogne me fait penser à du jus de raisin, mais il en a seulement la couleur. J’y trempe mes lèvres, absorbe une bonne gorgée.
À bien y penser, on ne peut pas imaginer mieux comme première fois.
Quel honneur ! Du vin de messe !
Je ferme les yeux une fraction de seconde pour m’abandonner à ce moment. Le gout aigre de l’alcool descend dans ma gorge. Je réussis à l’avaler sans trop de difficulté. J’en laisse juste assez pour Katy et j’essuie le bord du gobelet comme si j’avais fait ça toute ma vie.
Katy boit sa gorgée sans broncher.
Tout le reste se passe en accéléré : le chant de communion, les annonces au prône À vos prières, le chant de sortie.
La cérémonie se termine.
On referme la porte de la sacristie en pouffant de rire.
— Pouarrrk! C’était dégueu ! Je pensais pas qu’il allait nous faire boire du vin !
— Comment t’as fait pour finir la coupe ?
— Je sais pas. J’ai imaginé que c’était de la slush aux framboises bleues ! Ça peut pas être pire que celle avec traitement-choc !
—Bonne idée !
—Bon, les parents doivent nous attendre pour aller à la réception. Je leur avais dit que j’allais les rejoindre au char après la messe.
***
Arrivées au centre communautaire, on constate la surprise installée pour les enfants : les jeux gonflables sur le terrain de balle molle. Katy me regarde : 1-2-3 Go ! On part à courir pour rejoindre le château-trampoline géant envahi par nos petits cousins. On retire nos souliers vernis et on réussit à passer dans le tunnel du château même si on est clairement les plus grandes du royaume.
Katy et moi faisons rebondir nos cousins tellement haut. La peur et la joie se confondent dans leurs expressions faciales au rythme des sauts causés par notre poids plus élevé que celui des autres enfants. Raphaël fait son tough en gueulant plus que les autres.
— Faites-nous une ride de peur.
Les plus petits, surtout Annabelle et Léa, crient : « Noooooonnnnn ! ». On sentait dans leurs voix qu’elles avaient 75% de chance de se mettre à pleurer dans la minute suivante. Elles sont connues dans la famille pour leur historique de braillardes.
Mononcle Daniel, une bière à la main comme toujours, finit par s’en mêler pour éviter la crise.
— Laissez donc les petits sauter tranquille ! Vous êtes rendues trop grandes pour ça, ainéwé !
Devant les yeux vitreux d’Annabelle, on n’avait pas le choix de s’en aller, non sans lancer un long soupir, comme celui de ma sœur quand on lui demande de se connecter d’Internet pour faire un appel téléphonique.
En remettant nos souliers, Katy me lance : « Viens, on reviendra quand les bébés seront plus là. »
J’ai un pincement au cœur en passant devant la glissade des 101 dalmatiens sans pouvoir l’essayer.
— De toute façon, j’ai envie de pipi. Tu viens avec moi ?
Les salles de bain du centre communautaire sentent le Pine-Sol. J’entre dans une cabine de toilette. Je défais la boucle de ma ceinture et m’assois sur le siège de toilette.
Ma petite culotte est imbibée d’un liquide rouge rouille, un mélange entre du Mercurochrome et de la confiture de fraises.
Qu’est-ce que ça fait là ?
Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à fixer la trace rouge dans ma petite culotte bleu poudre.
— Tu viens ? Je pense que j’ai vu Isabelle, notre cousine de Trois-Rivières. On va lui demander si elle veut jouer à la cachette avec nous.
— …
— Ça va, Marie ?
— Non.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Viens dans la cabine, j’ai débarré la porte.
Je voudrais partager avec elle ma détresse, comme tant de souvenirs qu’on partage depuis notre naissance. Elle comprendra, me réconfortera.
Katy entre dans la cabine. Son visage me semble tout à coup différent. Comme si j’avais soudainement débloqué un nouveau pouvoir. Comme si le Pokémon en moi venait d’évoluer. Pour la première fois, je remarque sur le visage de Katy toute sa candeur : son regard espiègle, la pureté de son sourire, le trou dans sa joue quand elle rit.
Rien n’a encore été brisé en elle. Elle l’expérimentera bien assez tôt.
Changement de plan. Je ramasse tout ce qui me reste d’innocence : je déroule tout le papier de toilette pour faire diversion.
— On pourrait te faire une robe de mariée avec ça !
— T’es folle ! Remonte tes bobettes. Isabelle nous attend.
Ouf ! Elle n’a pas vu la trace rouge.
Katy ignore que l’enfance vient de me quitter.
En buvant le sang du Christ, je suis devenue femme.
Et bientôt, ce sera son tour.
Anne-Marie Turcotte.