Mais Julia était partie
Par Stéphane Poirier.
2024/11/07
Anders avait inhumé sa femme devant la fenêtre de la cuisine. Et quand il ouvrait les volets chaque matin avant de préparer son café, il saluait Julia qui dormait là d’un : Bonjour mon amour.
Il était interdit d’enterrer les gens dans son jardin, mais Anders s’en foutait. Il avait vécu quarante ans avec cette femme et ce n’était pas un rond de cuir qui allait les séparer.
C’était une belle sépulture. Pas une de ces pierres tombales en marbre qui empêchait le soleil de réchauffer le sol. Anders avait simplement recouvert le cercueil en pin de terreau pour y semer de la pelouse. Il avait enfoncé une croix en fer forgé au niveau de la tête de Julia et au printemps, il plantait des pensées sur le tertre. Les fleurs préférées de sa femme.
C’était l’hiver et la neige recouvrait tout, y compris son épouse décédée deux ans plus tôt. Anders espérait qu’elle n’ait pas froid et voulait croire que les morts étaient comme les ours — qu’ils hibernaient durant les mois de glace pour renaître au printemps. Il déposait quand même régulièrement des gâteaux secs sur la tombe, au cas où Julia, qui s’était toujours levée la nuit pour grignoter, aurait une petite faim.
Il lui offrait des biscuits et pas seulement l’hiver. Quel que soit la saison ou le temps, il sortait le soir fumer sa cigarette sous la véranda et discuter avec sa femme. Il lui parlait une dizaine de minutes en tirant sur sa clope, avant de l’écraser dans une boîte de conserve reconvertie en cendrier. Il lui souhaitait de bien dormir et rentrait se coucher à son tour.
L’hiver était majestueux. La poudre blanche était tenace et du haut de la falaise où il avait bâti sa maison, Anders ne se lassait pas de regarder Dieu balancer des tonnes de flocons sur l’océan.
Il neigeait depuis le début de la semaine et le bonhomme n’était pas mécontent de voir son monde recouvert d’une bonne couche de peinture blanche. Il vivait dans une région désolée, Julia et lui n’ayant jamais recherché la compagnie des hommes —, ils s’étaient souvent demandé pourquoi les humains se reproduisaient autant et aimaient s’entasser dans les villes. Il lui arrivait parfois de se sentir seul depuis que la voix de Julia ne pouvait plus lui faire écho. Anders ne passait pas une journée sans maudire la mort qui lui avait volé sa femme. Mais il n’avait nullement l’intention de déménager. Il aimait trop ce grand vide dans lequel son âme pouvait s’époumoner.
Le premier village était à dix kilomètres. Il s’y rendait le lundi. Il en avait toujours été ainsi avec sa Julia. Le premier jour de la semaine était sacrifié aux corvées. Alors, après avoir arpenté les routes de campagne, il arrivait au bled où il faisait le plein de victuailles à l’épicerie, puis achetait son tabac à rouler et des feuilles au bistrot. Il buvait un café en silence au zinc, avant de rentrer chez lui. Il commençait par débarrasser les courses, ranger les provisions dans le réfrigérateur et les placards. Et ressentait à chaque fois le même bonheur de se sentir libre pour le restant de la semaine.
Anders peignait depuis toujours. Il badigeonnait des paysages et des objets du quotidien. Il représentait ce qu’il voyait de sa fenêtre, la mer, les arbres, sa voiture. Ou encore la cafetière de la cuisine. Il lui arrivait aussi de partir avec son chevalet, ses tubes de peinture et ses pinceaux au hasard des chemins qui serpentaient la campagne. Il n’était pas doué et le savait. Des centaines de toiles encombraient pourtant la remise. Il ne se ressoudait ni à les jeter ni à les recouvrir. Elles s’entassaient.
Il venait d’avoir 67 ans. Des cheveux blancs qu’il coupait lui-même à la tondeuse surmontaient un visage carré aux mâchoires proéminentes. Des yeux durs, bleu acier. Un corps musculeux sans un gramme de graisse. Il était encore fort pour son âge, débitant le bois pour la cheminée à la hache. Il déposait les bûches sous l’appentis collé à la maison. Il n’avait pas de chauffage central, juste un radiateur d’appoint électrique qu’il traînait dans la salle de bains quand la température était trop basse pour se tenir nu devant le lavabo. Toujours rasé de près, la lame du coupe-choux glissait sur ses joues et son cou chaque matin, balayant la mousse dans laquelle les poils gris et blancs étaient emportés.
Anders frotta ses paumes l’une contre l’autre pour se réchauffer. Il était dehors dans la neige depuis une bonne heure. Chaussé de bottes en cuir, d’un gros chandail et d’un bonnet de laine, il était resté perché sur une échelle pour refixer une gouttière qui s’était détachée du toit.
Il avait de l’or dans les mains, mais il n’avait plus envie de bricoler pour les autres à présent. De toute façon, les gens ne faisaient plus appel à lui depuis longtemps. Il avait réparé tout ce qu’il y avait à retaper sa vie durant. Moteurs de bateaux, tondeuses à gazon, fers à repasser, lampes de chevet. Tout un tas de bric-à-brac. Il avait gagné sa croûte ainsi, avant que l’obsolescence programmée ne le prive de sa source de revenus. On ne réparait plus, on jetait et on rachetait.
Il avait cessé de s’énerver devant ce gâchis. Julia lui disait qu’il ne pouvait pas arrêter la marche de l’humanité, même si celle-ci faisait fausse route. Anders avait fini par entendre raison. Il n’avait pas beaucoup de besoins et largement de quoi vivre. L’état lui versait une petite pension et il était aussi propriétaire d’une bicoque sur la plage qu’il louait l’été aux touristes.
Il alla se rouler une clope dans la maison et ressortit l’allumer dehors. La condensation de sa respiration dans l’air glacé se mêlait aux volutes de fumée que la cigarette expulsait. Il n’y avait pas de vent. La neige semblait collée aux branches dénudées des rares arbustes plantés sur son terrain. Il avait rempli les mangeoires à oiseaux disséminées çà et là. Il savait que les passereaux ne se montreraient pas tant qu’il serait dehors. Ils attendaient qu’il rentre dans la maison pour sortir du ciel. Les volatiles débarquaient alors par petits groupes, suspicieux et craintifs. Ils picoraient quelques graines l’œil alerte avant que le terrain ne se couvre de plumes, de battements d’ailes, de coups de becs et pépiements extatiques.
Julia lui avait appris à aimer les bêtes. Ils avaient eu jusqu’à neuf chats et quatre chiens. Sans parler des animaux blessés qu’on leur apportait. Sa femme avait aménagé une petite clinique dans la remise où se côtoyaient oiseaux aux ailes brisées, renard ou lapin à la patte cassée, et autres bestioles souffreteuses. Il lui avait bricolé des enclos, des cages, tout ce dont elle avait besoin, il l’avait fabriqué.
Ils n’avaient pas eu d’enfant. Anders avait appris qu’il était stérile après trois ans de mariage, quand les tentatives de Julia pour tomber enceinte s’étaient soldées par des échecs. Il n’aimait pas repenser à cette période. Il se demandait pourquoi ces souvenirs aigres refaisaient surface quarante ans plus tard. Elle n’avait pas voulu le quitter. Julia avait avalé sa peine et était restée. Il lui avait pourtant ouvert la porte d’une autre vie, lui proposant de divorcer comme il lui aurait offert un de ses reins. Elle n’avait que vingt-quatre ans à l’époque. Elle lui avait dit : non. Elle avait déchiré la feuille du laboratoire, ce morceau de papier qui condamnait son ventre à ne jamais s’arrondir.
Anders revivait cette scène lointaine. Il se tenait debout dans le dos de Julia alors qu’elle était assise à la table de cuisine en cette fin d’après-midi printanière devant les résultats du labo. Il avait noué ses bras autour des épaules de sa femme, avait posé un baiser sur sa tête en lui disant qu’il l’aimait. L’odeur des cheveux de Julia remonta soudain en lui. Et une larme descendit de son œil droit pour s’écraser dans la neige.
Il était encore tôt pour déjeuner. Il n’avait pas d’heure établie pour se nourrir. Il mangeait quand il avait faim, quand son corps commençait à manquer de force.
Cette fin de matinée voyait défiler d’énormes nuages blancs dans le ciel d’hiver. Il n’avait pas envie de rentrer dans la maison se mettre au chaud. Malgré ses doigts gourds, ses joues violacées par le froid piquant, il aimait être dehors. S’enivrer de l’air pur, sentir les gifles d’embruns de la mer.
Anders respira à pleins poumons. Il leva les yeux au ciel et fit un clin d’œil à Julia qu’il imaginait au paradis. Il n’avait pourtant jamais porté beaucoup d’attention à Dieu. Il ne pouvait en revanche se résoudre à la disparition de la femme qu’il avait aimée. Elle continuait à vivre ailleurs. À veiller sur lui comme il veillait sur elle.
Il se tourna vers la tombe. Les gâteaux posés dessus s’étaient toujours volatilisés quand il ouvrait les volets le matin. Il n’était pas assez bête pour croire que Julia les avait mangés. Il nourrissait les oiseaux et les rongeurs, mais n’était pas prêt à abandonner son rituel du soir. Sa cigarette sous la véranda. Les mots confiés à sa femme et l’offrande des biscuits. Si quelqu’un avait pu l’observer, il l’aurait pris pour un fou. Mais personne ne pouvait le voir. Dans la nuit noire, immergé dans la nature, il était seul.
Quelques maisons s’abandonnaient quand même à l’horizon. Comme la sienne, elles étaient perchées sur les falaises qui veillaient sur l’océan. Ou tapies dans les terres. Suffisamment éloignées les unes des autres pour que le silence puisse se recueillir.
Anders regardait parfois les bâtisses lointaines posées sur la côte rocheuse. Même la plus proche semblait minuscule, perdue dans le lointain. Plus encore quand le ciel était gris ou que la brume drapait son pays. Ces jours-là, les maisons s’effaçaient. Elles disparaissaient du paysage dans un tour de passe-passe.
Mais la voûte céleste était claire aujourd’hui. Un mois de février rigoureux comme il les aimait. Il voyait de la fumée sortir de la cheminée d’un chalet peint en rouge. Anders ne savait pas qui habitait là. Il pensait plutôt à une bicoque secondaire. Les volets restant fermés durant de longues périodes.
Le facteur était passé comme il le faisait chaque jour de la semaine. L’homme acheminait le courrier dans sa camionnette de maison en maison. Et même quand il n’avait rien à lui remettre, le postier s’arrêtait chez lui.
Anders l’avait fait entrer dans la cuisine et ils avaient bu une eau-de-vie. Ils avaient parlé du temps, de l’océan et un peu de politique. C’était un gars du pays, proche de la retraite. Il tirait ses derniers mois comme il disait. Le postier aimait cette expression. Il se marrait à chaque fois qu’il l’employait. Elle évoquait pour lui l’image du détenu qui comptait les jours qui lui restaient avant de sortir de sa cellule. Il avait confié à Anders qu’il les barrait les uns après les autres sur un calendrier de la poste. Tu vois lequel, avait-il blagué, la couvée de chatons dans le panier en osier.
Le préposé n’abordait jamais la disparition de Julia. Quand il passait près de la tombe ou que son regard plongeait dessus à travers le carreau de la fenêtre de cuisine, il se taisait la plupart du temps. Sauf quand Anders plantait des fleurs sur le tertre. Le facteur s’arrêtait devant le monticule surmonté de la croix et lâchait : Quelle belle tombe pour chien !
Anders avait simplement dit que sa femme l’avait quitté. Julia avait été hospitalisée à la ville pour un cancer diagnostiqué trop tard. Des allers-retours épuisants pour des séances de chimiothérapie. Elle était partie en quelques mois. À la fin, Anders avait fait la route tous les jours pour être près d’elle jusqu’au bout. Somnolant parfois sur une chaise à son chevet. Il lui tenait la main. Il luttait tant qu’il pouvait pour ne pas sombrer, buvait des litres de café pour rester éveillé. Effrayé à l’idée qu’elle s’en aille pendant qu’il dormait.
Elle avait pourtant fini par lui fausser compagnie. Un jour à l’hôpital, elle avait demandé à voir un prêtre. Anders était allé le chercher à contrecœur, et les avait laissés seuls dans la chambre bleu pastel. Le curé était resté une demi-heure pendant qu’Anders attendait derrière la porte. Il n‘entendait que des murmures. Il était adossé au mur du couloir et pleurait en silence. Une infirmière était venue le trouver. Il lui avait répondu qu’il n’avait besoin de rien.
Julia était morte trois jours plus tard. Quand le prêtre était sorti de la chambre, il avait posé sa main sur l’épaule d’Anders. Il lui avait dit simplement, avec les yeux, d’être courageux.
Anders avait essuyé ses larmes avant d’entrer retrouver Julia. Il s’était redressé, avait regonflé ses muscles pour pénétrer dans la chambre avec le sourire.
Il l’avait trouvée radieuse. Son visage était lumineux, irradiant ce halo de sainteté qu’il lui avait été donné de voir sur des images pieuses. Elle ne portait pas sa perruque, et ses cheveux clairsemés semblaient flotter dans un courant électrique.
Julia avait voulu mourir chez elle. Anders l’avait installée à l’arrière de la voiture sous une couverture, bien calée avec des coussins. Il avait roulé doucement jusqu’à la maison. Presque deux heures de bagnole à éviter les nids de poule des routes de campagne abandonnées des pouvoirs publics.
Il avait réaménagé leur baraque pour Julia. Il avait sorti le lit de la chambre pour l’installer dans la pièce principale où se trouvait la cheminée et avait préparé le bûcher pour y glisser une allumette incendiée à leur retour de l’hôpital. Que les flammes s’élèvent et réchauffent les murs. Julia adorait les flambées. Dès qu’une journée grisâtre planait dans le ciel, elle demandait à Anders de faire un feu. Elle aimait les brasiers. Elle s’asseyait dans le fauteuil devant l’âtre pour lire ou simplement rêver.
Elle s’était vite endormie dans la voiture qui s’éloignait de l’hôpital. Son mari n’avait jamais autant maudit les bosses et les ornières. Quand la bagnole rencontrait un obstacle, il s’incendiait pour sa maladresse en jetant un regard anxieux dans le rétroviseur.
Quand il franchit enfin le grand portail qu’il avait laissé béant en partant ce matin-là, la voiture avait glissé jusqu’à la maison avant qu’il ne freine et coupe le contact.
Le vieux chien s’était mis à aboyer en courant autour de la bagnole. Julia avait ouvert les yeux, de petits yeux cernés, mais encore éclairés par les lueurs de son âme. Elle souriait, un sourire pur et fragile. Ses lèvres bleues et sèches peinant à s’étirer.
Il était allé déverrouiller la porte et gratter une allumette pour faire démarrer le feu. Il était sorti de la voiture en courant en disant à Julia qu’il revenait tout de suite. Il l’avait ensuite aidée à se redresser sur la banquette arrière et, après avoir resserré l’écharpe autour du cou de sa femme et l’avoir coiffée d’un épais bonnet de laine, il l’avait soutenue pour sortir du véhicule.
Le chien s’était rué sur eux. Julia avait calmé son mari qui s’était énervé après le cabot. La température extérieure était proche de zéro avec un vent glacial déversé par la mer. Il ne voulait pas qu’elle ait froid. Il se tenait serré contre elle, la soutenant sous les bras pendant qu’elle caressait le chien qui lui faisait la fête. Julia était sa maîtresse et le vieux Gadget lui offrait une fanfare de jappements et de coups de langue pour célébrer son retour.
Ils étaient entrés tous les trois dans la bicoque. Julia n’avait pas voulu se mettre au lit tout de suite. L’après-midi commençait à peine. Anders l’avait accompagnée jusqu’au fauteuil où elle s’était assise sans retirer son manteau et son bonnet. Elle souriait devant les flammes en caressant le crâne de Gadget qui avait posé son museau sur les genoux de sa maîtresse. Le clebs levait vers elle des yeux exorbités d’amour. Il était le dernier survivant de leurs animaux de compagnie. Julia disait souvent que les bêtes auraient mérité une vie plus longue. Et alors qu’elle regardait son chien, Julia, chaudement emmitouflée dans son manteau molletonné, semblait lui confier un secret.
Elle finit par aller au lit. Anders avait attendu que la pièce se réchauffe pour l’aider à se déshabiller et se glisser sous la couette. Son mari avait mis des draps propres, deux couvertures en laine, plus un édredon. Elle se plaignit d’avoir trop chaud, mais il ne céda pas. Il remonta les couches de chaleur superposées sur la poitrine de sa femme dont la tête semblait minuscule au milieu des larges oreillers. Elle ne voulait ni boire ni manger. Le chien était allongé près d’elle sur le plumard. Son museau reposait maintenant sur son ventre.
Anders n’envisagea même pas de le faire descendre du lit. Il avait pris soin d’installer le sommier bien en face de la cheminée. Les joues de Julia commençaient à rosir alors qu’elle s’était à nouveau jetée dans le labyrinthe des flammes.
Son mari inséra une autre bûche dans l’âtre. Il en avait dressé une colline dans le salon pour laisser la porte fermée autant que possible. Il avait aussi calfeutré les fenêtres et marchait autour d’elle, psalmodiant une litanie de mots inquiets et bienveillants. Julia ne voulait rien. Elle n’avait toujours pas faim, ni même soif d’un thé ou d’une tisane. Elle dit à Anders de s’apaiser. Elle aimait ses yeux bleu acier, même quand son regard reflétait trop d’inquiétudes. Elle tapota le matelas pour qu’il vienne près d’elle. Il s’assit en silence, et après avoir poussé le chien, Julia encouragea son mari à poser sa tête comme il l’avait fait des milliers de fois sur ses seins amaigris. La joue glabre d’Anders caressa la poitrine de sa femme. Malgré les épaisseurs de tissu, il sentait les os sous sa peau. Il entendait aussi son cœur et se mordit l’intérieur de la bouche à s’en faire saigner.
- Promets-moi de bien t’occuper de Gadget, murmura-t-elle.
Il se redressa pour la regarder et posa ses lèvres sur celles de sa femme.
Ça faisait plus d’un an que le dernier de leurs chats était mort et presque deux qu’elle ne s’occupait plus d’animaux blessés. Elle disait qu’elle était fatiguée et envoyait les gens au refuge qui s’était ouvert un peu plus bas sur la côte.
- Il y a un vrai vétérinaire, disait-elle. Ils seront mieux soignés.
Anders prit le minois de sa femme dans ses mains. Il approcha le sien pour déposer un autre baiser sur ses lèvres. Il avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit en éloignant son visage de quelques centimètres de celui de Julia, il lui prit la main.
- Je te le promets, ne t’inquiète pas.
Elle avala ses cachets à la morphine avec un grand verre d’eau. Le médecin lui avait prescrit des doses suffisantes pour vivre ses derniers jours en éloignant la douleur. Dehors, la journée était claire. Il faisait froid et sec. En tendant l’oreille, on pouvait entendre la rage des vagues qui venaient s’écraser contre la falaise. Mais Julia était déjà ailleurs. Ses yeux se calfeutraient et des flammes, elle ne percevait plus que le chuchotement.
Il resta éveillé cette nuit-là, couché près d’elle alors qu’elle avait sombré dans un sommeil artificiel. Elle était dans ses bras. Il lui caressait les cheveux. Il ne put s’endormir, accompagnant les minutes dans leur longue déambulation jusqu’à l’aube.
Le jour pointa à travers la fenêtre. Anders se leva sans faire de bruit après avoir déposé un autre baiser sur le front de Julia. Il enfila un chandail et partit faire bouillir de l’eau dans la cuisine pour préparer du café.
*
**
Deux ans s’étaient envolés depuis cette nuit déchirée par la mort. Anders avait fini par déjeuner. Il s’était fait des œufs sur le plat avec des pommes de terre sautées. Puis avait plongé une petite cuillère dans un laitage. Il ne neigeait plus. Le soleil frappait son jardin blanc et la neige devenait liquide. Il buvait un café devant la fenêtre de la cuisine, les yeux posés sur ses empreintes de bottes. Les oiseaux s’étaient rués sur les graines quand il avait disparu dans la maison. Il restait encore quelques retardataires qui picoraient. Julia lui manquait. Ils jouaient souvent au Scrabble l’après-midi. Anders ne pouvait pas s’empêcher de regarder la tombe. Il avait hâte de voir le printemps pour y planter des pensées. Il aurait préféré offrir à son épouse un cercueil dans un bois noble comme du chêne. Mais il n’avait trouvé que du pin dans le garage, la nuit où sa femme l’avait quitté. Il avait veillé Julia jusqu’au petit matin, et vers huit heures, il était parti s’enfermer dans la remise pour scier et clouer. Il avait laissé une bougie blanche allumée près du corps de sa bien-aimée et Gadget sur le matelas pour la protéger. Il n’avait rien mangé de la journée. Il avait assemblé des planches, les avait poncées, puis était retourné dans la maison au crépuscule pour enlever l’édredon du lit avec lequel il avait capitonné l’intérieur du cercueil. Il avait ensuite creusé la tombe dans la nuit noire, alors que les températures étaient descendues en dessous de zéro et que le vent lui lançait des cris de damnés.
Anders n’avait rejoint la maison qu’à minuit passé. La chandelle était entièrement consumée et il en avait allumé une autre. Il avait seulement retiré ses bottes et son anorak et s’était couché tout habillé contre sa femme. Il avait glissé le bras sous les épaules de Julia comme il le faisait toujours dans leur lit et l’avait ramenée contre lui.
Il n’avait pas vu les journées qui avaient suivies. Elles s’étaient déroulées sans lui, sans qu’il soit vraiment là. Il avait laissé son ombre s’occuper de tout. Installer le cercueil dans le trou, y porter Julia et l’embrasser une dernière fois. Il avait ensuite cloué le couvercle alors que la tête de sa femme reposait sur le plus beau coussin du salon. Et il avait remblayé avec la terre accumulée autour. La croix en fer forgé était venue plus tard.
Le bonhomme n’avait pas déclaré la mort de son épouse. Il y avait pensé, mais les jours étaient passés. Il avait fini par y renoncer. Gadget était resté sans bouger presque une semaine sur la tombe de sa maîtresse. Il boudait la gamelle qu’Anders lui servait. Le cabot ne voulait plus rentrer dans la maison et la pitance qu’Anders déposait sous la véranda n’était pas touchée. Et un matin il avait découvert le chien enduit de glace, le pelage givré, étendu raide mort comme un linceul sur le corps de Julia. Si bien qu’il avait creusé un autre trou au fond de son terrain pour ce compagnon fidèle.
Il avait préféré dire à tout le monde que sa femme était partie vivre chez sa sœur plus au sud. Il avait raconté ça aussi au préposé des postes qui s’était liquéfié en découvrant la tombe la première fois. C’est le chien qui est enterré là avait dit Anders. Il est mort de chagrin sans sa maîtresse.
- Et toi, tu tiens le coup ?
Anders n’avait pas répondu. Il avait écarté les bras en signe d’impuissance. Et le bonhomme lui avait frotté le dos de sa main gantée.
Rien n’est jamais définitif, avait ajouté l’homme. Elle ressent peut-être juste le besoin de se retrouver ? Le postier ne le regardait pas dans les yeux. Elle va revenir, j’en suis sûr !
Anders s’était contenté d’un pâle sourire.
Le départ de Julia se propagea dans la région. Les rares personnes qu’Anders rencontrait ne lui en parlaient pas. Ces gens étaient comme la terre qui les avait vus naître. Ils étaient rudes et discrets. Le bonhomme n’avait jamais été bavard et la gêne scellait le silence autour de cette disparition.
Il ignorait combien de temps il faudrait pour qu’on découvre que sa femme était morte. Elle continuait à recevoir du courrier, courrier qu’il prétendait réexpédier. Il remplissait et renvoyait aussi la paperasse administrative en imitant sa signature. Il savait que ce n’était qu’une question de temps, mais déjà, deux ans étaient passés et rien ne s’était produit.
La radio résonnait dans la pièce principale. Un feu crépitait dans l’âtre. Anders entendit le moteur d’une voiture. C’était la troisième fois en quelques jours qu’une bagnole se perdait par chez lui. Il était sorti pour voir de qui il s’agissait. Il avait aperçu une Ford stationnée sur le bas-côté avec une dame d’une quarantaine d’années au volant. Quand il s’était avancé d’un pas décidé vers la voiture, elle avait redémarré pour disparaître dans les terres.
Cette fois, il prit soin de faire le tour de la maison pour surprendre la conductrice. Il surgit par-derrière. La femme sursauta et se mit à bafouiller alors qu’elle descendait la vitre sous les coups secs du poing d’Anders.
- Il fallait que je vous parle, dit-elle.
- De quoi ?
- Pas ici, fit-elle. C’est délicat.
Il savait que ce jour arriverait. C’était une de ces grenouilles payées par l’administration. Une femme bien coiffée à la tenue rigide.
- Est-ce qu’on pourrait rentrer chez vous ?
Il lui proposa de le suivre à contrecœur. Elle ferma sa voiture à clef et ils se dirigèrent vers la maison. Ses talons hauts s’enfonçant dans la neige. Elle manquait à chaque pas de se tordre la cheville.
Elle regarda la tombe en passant devant en silence. Il l’invita à s’asseoir dans la cuisine, mais il resta debout face à elle, les fesses contre le réchaud. On allait lui prendre Julia. Il ne regrettait pas ce qu’il avait fait, n’était pas inquiet des conséquences. Il n’était simplement pas encore prêt à ce qu’on lui enlève son épouse.
- Vous souvenez-vous d’Agnes, dit la femme en souriant timidement.
Comme il ne répondait pas, elle continua.
- Agnes, une fille que vous aviez connue au lycée.
Anders acquiesça d’un signe de tête. Il était sorti avec cette minette pendant presque un an avant de rencontrer Julia.
- Je suis sa fille.
Il ne voyait pas où elle voulait en venir.
- Vous ne m’aidez pas beaucoup, dit la femme.
Il écarta une fois encore les bras en signe d’impuissance.
- Maman est décédée le mois dernier, et avant de mourir, elle m’a avoué que vous étiez mon père.
Anders se renfrogna, puis ses traits crispés se détendirent. C’était donc ça. Il était à la fois soulagé et embarrassé. Il voulait lui dire que ce n’était pas possible, mais la dame avait déjà extrait un paquet de clichés de son sac à main. Elle tendait vers lui la photo d’une femme qu’il reconnaissait vaguement, maquillée par plus de quarante ans de vie. Il saisit la photo et prit ses lunettes dans la poche de son chandail. Des mots allaient sortir de sa bouche, mais la visiteuse lui tendait déjà un autre cliché.
- Là, je suis avec mes filles et mon mari.
Anders regarda la nouvelle image. C’était une belle famille. Le conjoint avait l’air d’un brave type et les gamines étaient mignonnes. Ils étaient sur une plage, chaudement emmitouflés. Les fillettes chaussées de bottes en plastique rouge et de cardigans bleu marine. Elles portaient toutes les deux un bonnet avec des oreilles de chat, et la plus petite dévoilait un sourire édenté.
Anders avait voulu être honnête, mais elle lui disait déjà qu’elle comprenait que c’était sûrement difficile pour lui qu’une fille dont il ne soupçonnait pas l’existence lui tombe comme ça du ciel. Qu’il devait avoir besoin de temps pour avaler la pilule. Elle avait grandi sans père et c’était tellement important pour elle de l’avoir retrouvé. Mais elle comprendrait s’il ne voulait plus la revoir. Il avait sûrement d’autres enfants et elle n’avait pas l’intention de s’imposer.
Elle avait attrapé son sac et s’apprêtait à se lever. Mais il lui fit signe de rester tranquille et lui proposa une boisson chaude. Il mit le café du midi à réchauffer et sortit deux tasses. Elle ne voulait ni sucre ni lait.
Elle commença à lui parler d’elle, de sa mère et de sa famille, et à son tour il évoqua Julia de qui il était séparé, mais dont les photos inondaient encore toutes les pièces. Elle était gentille et semblait heureuse. Elle souriait et riait beaucoup. Il ne lui trouvait plus l’air revêche qu’il avait cru déceler quand il l’avait aperçue au volant de sa voiture. Anders ne se sentait plus le courage de lui dire qu’il n’avait jamais pu avoir d’enfant. Mise en confiance, elle demanda finalement s’il accepterait de la revoir. Qu’ils essaient de se connaître un peu. Elle prit la non-réponse d’Anders pour un Oui et l’invita à venir déjeuner chez elle ce dimanche s’il était libre. Elle lui présenterait sa famille. Tout le monde serait heureux de le rencontrer.
Le jour s’était couché et il s’était remis à neiger à gros flocons. Anders avait raccompagné la femme à sa voiture et ils s’étaient salués d’un geste de la main maladroit, après avoir approché leurs joues sans oser se toucher. Il avait vu la bagnole disparaître une fois encore et était rentré. Il avait cru apercevoir la silhouette de Julia dans le jardin. Il avait même cru entendre sa voix. Elle lui avait dit que cette fille avait besoin d’un père, et lui d’une fille et d’une famille pour prendre soin de lui.
Anders n’avait pas dérogé à son rituel du soir. Il était sorti fumer sa cigarette sous la véranda, avait parlé à Julia et avait déposé une fois encore des biscuits sur sa tombe.
Mais Julia était partie.
Stéphane Poirier