Retaper les sentiers
Par Pierre-Olivier Champagne.
2024/12/23
Me voilà de retour sur mon balcon, un de ces samedis après-midi, lorsque l’ennui et l’envie de ne rien faire deviennent un bonheur en soi. Pendant que je contemple les arbres dans la cour, une cigarette et un café chaud se portent en alternance à ma bouche. Même si l’hiver les tient pour morts, les quelques bouleaux dénudés de leurs feuilles rajoutent de la vie à l’atmosphère froide et grise de la ville. Je les observe valser doucement avec le vent, et je trouve ça beau. Cette danse enclenche quelque chose de réconfortant en moi qui me soulage. J’adore quand elle me prend comme ça, sans avertir, la nostalgie. Quand elle me permet d’habiter et de ressentir à nouveau un fragment de vie antérieure où j’étais bien et heureux. Durant une fraction de seconde, je me revois enfant, assis sur la grosse roche de la côte de cent pieds, à regarder les arbres battrent dans le vent. Ah ! Le bois, ma jeunesse, je n’en retiens pratiquement que du bonheur et qu’est-ce que je m’y plais bien à y retourner de temps en temps ! Ce court instant me donne soudain l’envie de revisiter ma forêt et mon enfance, deux espaces fondamentaux de ma vie.
En Abitibi, quand moi et ma famille habitions la rue d’Aragon, je suivais mon grand frère pour aller jouer dans le bois du village minier, à deux pas de chez nous. Nous nous amusions principalement à capturer des couleuvres et toute sorte de bibites. Nous les rapportions ensuite à la maison pour les garder en captivité dans des contenants en plastiques troués, question de les laisser respirer. Nous étions très fiers de nos captures, surtout des couleuvres. Mais ma mère n’avait pas toujours envie de nous féliciter pour nos trouvailles. Surtout quand l’un de nos fameux reptiles s’était malencontreusement retrouvé dans ses plates-bandes. Au son du cri de terreur qu’elle a lâché en s’occupant de ses fleurs, je suis confiant pour dire qu’elle a frôlé la crise cardiaque.
S’en est suivi ma deuxième maison, rue Curé Roy, là où j’ai passé la plus grande partie de ma jeunesse. Après l’école, je revenais toujours en passant par le bois. Avec mes amis, nous finissions souvent par y rester une bonne demi-heure, même si le chemin initial ne prenait en réalité que 5 minutes. L’été, nous allions y salir notre linge en jouant à botte la canne, en se faisant des cabanes en branches d’épinettes et en faisant du vélo. Pour mieux braver les chemins de sables, nous mettions nos talents de mécanicien à l’œuvre en transformant nos bicyclettes en motocross. C’était simple : nous n’avions besoin que d’une carte à jouer ou d’une bouteille de plastique. Nous la coincions ensuite entre le banc et la roue et le tour était joué. Le vrombissement de nos moteurs nous donnait une vitesse et une puissance considérable. Quand nous étions à pied, nous prenions le temps de scruter le sol pour ramasser les petites billes d’Airsoft laissés par terre. Nous les triions ensuite par ordre de couleur pour s’en faire des collections. L’hiver, nous escaladions le sommet de la grosse montagne, qui n’était en fait qu’une énorme roche, et on la dévalait sur nos sacs à dos, qui nous protégeaient les fesses de la paroi rocheuse et glacée. On revenait évidemment les fins de semaines, mieux équipés, avec nos trois-skis, soucoupes bleues et crazy carpets pour y passer des après-midi complets à monter et descendre la côte. Bref, durant ma jeune enfance, le bois à côté de chez moi n’était qu’un lieu familier, un immense terrain de jeu, et au début de mon adolescence aussi d’ailleurs. J’y retournais encore avec mes amis, mais les jeux avaient évolué. L’hiver, nous escaladions maintenant la roche du côté plus à-pic. À-pic dans le sens qu’il fallait faire des trous dans la glace avec un couteau pour être capable de monter la falaise. Plus loin, nous allions encore glisser, mais nos descentes en trois-skis ― ou en vélo l’été ― étaient devenues un peu plus acrobatiques. Il fallait bien devenir plus téméraires, et ce même si ça pouvait nous coûter quelques bleus, question d’impressionner les camarades sur les jumps en bas de la côte. L’été, c’était maintenant nous qui répandions des billes d’air soft pour les collections des plus jeunes. C’était aussi devenu le terrain de jeu quatre-saisons préféré de mon nouveau chien Louky et de sa meilleure amie Holly, le chien de mon voisin. Celui-ci était d’ailleurs, lui aussi, mon meilleur ami. Chaque jour nous y allions ensemble quand les petites bêtes poilues avaient besoin de se dégourdir les pattes.
À 15 ans, pendant le temps des fêtes, mon oncle m’avait emporté en ski-doo dans le bois et en avait profité pour me montrer à poser des collets à lièvres. Et puis, tous les vendredis d’hiver de cette année-là, je me prenais pour un coureur des bois et j’allais poser une douzaine de collets à lièvres un peu partout dans la forêt. Je les relevais le dimanche, avant le retour à l’école. De plus en plus, je m’éloignais de mes sentiers habituels, empruntés par beaucoup de marcheurs accompagnés de leur chien. Je mettais donc mes raquettes et je partais plus profondément dans les bois ; je ne m’aventurais pas aussi creux dans la forêt que mes ancêtres l’ont déjà fait, mais j’aimais bien m’imaginer partir à l’aventure vers des terres inconnues. J’ai dû travailler fort pour attraper ma première fourrure. C’est d’un échec à l’autre que j’ai adapté mes pièges : j’ai agrandi mes entonnoirs de branches, dissimulé mes traces de pas, camouflé et attaché plus solidement ma broche, etc. C’est de cette façon que j’ai réussi à récolter mon premier lièvre. J’étais heureux comme un rescapé qui pouvait finalement se mettre de la viande sous la dent. Étant aussi adepte d’émissions de survie et de nature, quand je partais loin dans le bois, j’avais toujours avec moi un petit kit de survie au cas où. Il était composé de corde, d’allumettes, de bas de rechange, de hot-pads, d’eau, de barres tendres, d’une boussole, d’un canif, d’un kit de premier soin et d’un petit chaudron. Avec tous ces équipements, j’espérais quasiment me perdre pour vrai et tester mes capacités, mais malheureusement pour moi, mes campements rudimentaires n’ont jamais servi une fois le jour tombé. Et mes feux ne m’ont jamais protégé du froid de la nuit.
Je crois que c’est vers cet âge-là, quand j’ai pris l’habitude d’aller dans le bois seul pour découvrir des nouveaux lieux. En traquant le lièvre, j’ai développé mon sens de l’observation. Je me suis mis à prendre le temps de m’arrêter, regarder autour de moi, écouter les oiseaux, le vent, mes pensées, le silence. Sans faire de bruit, je me suis arrêté là où j’avais toujours couru et j’ai tranquillement appris à apprécier la poésie de la forêt. 15 ans de ma vie pour en arriver là… Je me rendais compte de la beauté des arbres et de l’admiration que j’avais, au fond, toujours eu pour eux. Des plus petits, fraîchement sortis de la terre, revendiquant leur place dans la grande forêt submersive, jusqu’au plus grand, aînés de la forêt. Ceux où l’on peut s’étendre à leur base et regarder le tronc et les branches s’allonger jusqu’au ciel et dans les nuages. Les racines, encrées dans la terre comme dans l’histoire. Je regardais ces arbres, et j’avais l’impression de prendre un peu plus conscience de la vie, du temps et de l’évolution. Je les observais, et j’y voyais maintenant les multiples chemins vers la lumière. Chaque branche était comme une famille, aboutissant à une seule feuille, aspirante temporaire à la vie, à la lumière. Chacune avait sa propre couleur. Chaque arbre, chaque branche, chaque feuille, poussait à sa manière. Formant un tout. Chaque arbre possédait sa propre beauté. Chaque arbre était comme une famille et la forêt était un peuple. Un peuple beau et riche, tendant vers la lumière. Je comprenais aussi que la forêt resterait toujours profondément marquée en moi, elle et tous les souvenirs qui s’y rattachent et que je pourrais les revisiter toute ma vie. Même une dizaine d’années plus tard, quand je serai si loin de ma précieuse forêt, dans une grande ville d’asphalte et de béton, assis sur mon balcon, épris de nostalgie, elle sera encore là pour moi.
Pierre-Olivier Champagne