Le nom de la mitraille
Par A. P. A. Delusier.
2024/09/10
Je lis qu’il portait une petite paire de vue ronde ; le verre de gauche était fissuré d’une légère fente grise que la photographie de l’avis de recherche laissait aisément se confondre à quelque reflet noir. Son nom tout comme le mien n’a plus importance ; il en avait encore quand à Notre-Dame-des-Landes il se faisait appeler le Breton. Le camarade Artaud ne voulait pas qu’il quitte la zone dont il avait eu la garde ; je me suis laissé dire qu’il lui avait confié le poste. Le Breton avait laissé depuis sept ans son ancienne vie derrière lui, celle qu’il s’était promis malgré les misères. Sa thèse, ses cours à la fac, Clément qui était mort depuis deux ans… Les baraquements n’étaient plus ceux de 2027 ; on s’était préparé pour l’hiver, remplacé les chaudières de l’ancienne ZAD. On a dit, alors qu’il quittait la zone, qu’on perdait peut-être le meilleur camarade, des plus cruels aussi. On a ramassé le trou qui lui servait de chambre, les vieux draps du futon de lit, les bouteilles de bières qui y traînaient, l’herbe roulée qui s’était fatiguée de brûler et qui était devenue humide ; il n’y couchait plus que quelques heures, une ou deux parfois par semaine lorsque les fronts le lui permettaient.
Je me souviens de ce regard plein de barbe, de maigreur et de souffrance. Et quand par des nuits de plaisir il était pris par des mains plus jeunes, les larmes qui coulaient sur son visage en lavaient de tristesse un autre plus terrible encore. Les jours de prises de commandement, il parlait peu. Il donnait les ordres et était le premier à les exécuter.
La nuit dernière me poussa sur la route, au paysage retourné par les tranchées creusées à la force de chars et de bombes, à la force de chairs aussi chauves qu’anonymes. En huit ans de révolution, on avait rien fait d’autre que de labourer des cadavres. Le paysage à travers le pare-brise n’était plus rien que le souvenir d’une époque révolue. Le niveau d’essence était presque arrivé à son terme. Je passai par le camp de ravitaillement ; sur le territoire occupé on me signala une station qui avait été remplie l’avant veille. Les grands groupes pétroliers avaient été les premiers à se retirer du marché français ; vaste stratégie proposée par le gouvernement pour réduire les déplacements des troupes révolutionnaires. Le moteur vrombissait, passer les vitesses m’était devenu tendre. Je pris l’autoroute, 90, 100, 130, après vingt heure du soir elles sont toutes désertes. Il ne restait que la couleur orange du couchant, l’ombre grandissante des derniers arbres le long des routes, les rares auto-stoppeurs que je ne prends jamais. Mais cette nuit, j’en décidais autrement ; au tournant d’une départementale, ce terrible principe qui laisse des égarés au bord des routes et que toujours j’avais suivi dans une aveugle et cependant vague évidence, me libéra de son inexistante promesse pour un jeune homme à la mine sombre qui, attendant, solitaire et chétif, sous un arrêt d’autobus, avait l’air de ne pas chercher à se faire prendre… Il monta sans rien dire, n’avait pas de sac. Pour faire taire ce silence, j’allumais la radio ; depuis quatre ans tous les airs se ressemblaient. Je changeai de canal, on parlait du Breton. L’autre monta le son.
- Il aurait dû quitter Notre-Dame-des-Landes hier, dit-il alors.
- Apparemment, c’est ce que tous les avis de recherche disent, acquiesçai-je. Tenant le volant d’une main je feignais de me masser la nuque pour tourner mon regard dans sa direction et observer son visage plus précisément que je ne m’étais permis de le faire lorsqu’il était monté. Il ne me prit pas en traître, émit un léger sourire, du genre qu’ont les adolescents pour laisser paraître leur fausse joie :
- Vous roulez depuis longtemps ?
- Non. Ne t’inquiète pas, je ne suis pas fatigué, j’ai l’habitude.
Il se remit à sourire :
- Ce matin en partant de Nantes j’ai entendu dire qu’ils comptaient reprendre Rennes en installant un régiment à vingt kilomètres à la ronde autour de la rocade.
- On ne passera pas par la rocade.
Le jeune homme sembla inquiet.
- Il est plus rusé que tous ! On le croisera certainement sur la route…
En montant le son de la chaîne d’information, il relevait à haute voix les éléments sur le Breton.
- Ils espèrent encore en la collaboration… Saint-Malo !… Il pourrait être à Saint-Malo !… Non !… Rennes… Ils se préparent pour la bataille !… C’est bien à Rennes qu’il se rend ce soir !… Il venait de prononcer cette dernière phrase comme s’il s’était agit d’un secret.
- Tu vis à Rennes ?
Il haussa les sourcils.
- Plus ou moins… je suis étudiant.
Plutôt petit de taille, je ne lui aurais pas donné plus de dix huit ans, selon lui il en avait vingt depuis un mois, ce qu’il disait laissaient entendre qu’il pouvait être âgé de quatre ou cinq ans de plus. Il avait la vingtaine. Les mains moites, il les essuya sur son short coupé court, ses petits muscles saillants à travers rendaient compte d’un rude coureur.
- Vous vous êtes déjà demandé ce qui pousse aussi loin dans la lutte ?
- Non, dis-je platement, le regard toujours fixé sur la route désormais entièrement envahie par la nuit.
- J’ai toujours pensé que c’était un type qui avait une vie bien plate, qui n’était dans aucun syndicat, qui n’allait à aucune manif, mais qui n’attendait que le bruit de la mèche qui s’enflamme pour exploser, et faire ce qu’il a fait…
J’accélérai.
- Un type normal.
- Ouais, rien de plus normal, répondit-il tout en se tournant.
- Je dois faire le plein, on s’arrêtera à la prochaine station…
Le compteur du niveau d’essence était orange. Après deux kilomètres, une zone qui avait été la station que m’avaient signalé quelques heures plus tôt les camarades se révéla. L’endroit était désert, comme tant d’autres maintenant. Les vitres de plastique étaient brisées ; on avait mis le feu à une partie de la réserve.
Quelques paquets de biscuits étaient sur le sol délabré où un abîme béait.
- Reste ici, je n’en aurai que pour quelques minutes.
Je pris la pompe tout en observant mon compagnon de route qui baillait. Je faisais traîner mes gestes pour le faire attendre. La nuit était tiède, c’était agréable.
Il ouvrit la portière, et me jeta depuis son attente un regard noir.
- J’arrive, lançai-je.
Nous reprîmes la route. Je cramai une cigarette avant de lui en proposer une. Il refusa.
- Tu sais, j’ai pensé au Breton, il ne serait pas forcément d’accord avec ta vision banale de sa vie. C’est plus compliqué je pense.
Le garçon regarda du côté de la nuit ; il fit une moue.
- Vous ne savez pas trop ce que ça fait que d’être en cavale, pas vrai ?
- Et toi ?
Il ne me répondit pas.
- Vous savez, dit-il après un moment, peut-être qu’en se mettant sur Rouge on en saura plus sur sa position, et sur la route à prendre !
- Ils ne programment pas après 20:00, il faudra se satisfaire de la chance.
- Avec votre allure ils nous laisseront passer ! Vous avez l’air d’un prof !… (Je souris.) Mais faut tout de même de sacrés tripes pour se faire disparaître et continuer la lutte… Vous avez déjà fait sauter une grenade ?
- Non, répondis-je.
- La première fois que j’en ai tenue une, c’était il y a deux ans ; ce fut une déflagration, je pensais que ma main allait exploser… L’instant que je la porte avait duré si longtemps…
- Je préfère les assauts, coupai-je, pour dire vrai il y a moins de risque de riposte directe avec les corps à corps… les pièges… les embuscades… ! Alors que les grenades… Les bruits qui sifflent… Il faut les suivre du regard… Les voir voler dans le ciel… Retomber sur le sol… se couvrir le visage… Ne surtout pas se frotter les yeux…
Il sourit de nouveau :
- Vous avez participé à la Révolte de 28 ?
- Un moment, oui, et à celle des Jaunes qui l’avait précédée, un peu comme tout le monde de mon âge.
- Moi, j’étais encore au lycée quand s’est arrivé, mais on a été le premier comité d’action à faire sauter une usine d’armement, à la bretonne !
- C’était donc vous !… Ça me rappelle mes jeunes années, dis-je tout aussi platement, le feu parmi les troupes armées… les boucliers qui flambent, les cris de ceux qui s’étaient préparés à la racaille mais qui finalement s’étaient avérés ne pas l’être… de ceux qui ont déjà fui…
Son visage tourna au rose pâle.
- On se sent alors pousser des ailes… Les camarades sont prêts à vous suivre… C’est le grand soir !… rigola-t-il fièrement.
- Que des foutaises si tu veux mon avis ; le Breton n’est qu’un prétentieux qui se prend pour un révolutionnaire ! C’est vrai après tout, qu’est-ce qu’on est à cet âge ?…
- Et puis autant de victimes collatérales ! Ça n’en vaut pas la peine !… Vous savez qu’une mère de trois enfants est morte lors de l’attentat du Ministère de l’Intérieur ?… Une mère de famille… finit-il par dire les yeux plongés dans le vide tandis que j’empruntais la départementale toute aussi déserte.
La ville au loin apparut, elle brillait de mille lumières.
- C’est ce qui peut arriver à la guerre… dis-je. Nous y sommes !
- Oui… Nous y sommes…
Se répétant les mots : « Nous y sommes… », il eut soudain l’air de prendre peur.
- Il ne voulait pas la tuer, dit-il en passant sa langue sur ses lèvres sèches.
- Qui pourrait croire ça ?
- Peut-être regrette-t-il ? C’est tout ce que j’essaie de vous dire, après avoir vu les policiers en feu, les passants courir en tous sens, cette femme parmi les corps brûlés…
- Ou peut-être s’est-il finalement résigné, dis-je, comme un vulgaire criminel.
- Peut-être, mais ça n’explique pas pourquoi les attentats suivants étaient aussi précis. Après tout il est aussi rusé pour se cacher que pour fuir… le regret l’aurait rongé, il aurait essayé de se faire prendre.
- Qu’est-ce qui te dit qu’il n’a pas fui pour se dénoncer ? On sait d’ailleurs d’où il est parti ?… Le renseignement doit déjà être sur sa piste… (Son regard fut fuyant.) Peut-être qu’il s’en fout, après tout ce qui lui est arrivé. Il doit être de ces âmes conscientes de leur destin. Il sait désormais qui est dans son camp et qui ne l’est pas, c’est tout ce qui doit lui importer.
Je tournais à l’angle de la gare, elle semblait ne toujours pas être achevée.
- Bon alors, où habites-tu ?
- Un peu plus loin.
Nous prîmes la grande rue Janvier, celle qui rêve tant et toujours au Palais Saint-Georges depuis détruit. L’ancien théâtre national n’était plus occupé ; les troupes qui y montaient encore quelques mois plus tôt Brecht et Gorki, Handke et Kundera, devaient avoir toutes été tuées.
- Le goût du risque on ne s’y fait pas après tout, vous savez !
- Mais où as-tu trouvé toutes ces infos sur le Breton ?
- Mais dans les émissions pirates !… Hier soir, par exemple, il y avait une rétrospective… Très loin du portrait qu’en fait la propagande d’Etat bien sûr… Mais, attendez… à propos de portrait, vous n’avez pas eu peur au moment de me prendre dans votre voiture ?
- Pourquoi ça ?
Il eut de nouveau son sourire adolescent.
- Vous devez être confiant alors !
- Quand je le suis, je le suis surtout pour moi.
Dans le silence, je décidais de m’arrêter et de le déposer devant l’ancienne faculté de médecine.
Le lendemain, au milieu de la bataille de Rennes, il avait certainement dû raconter à ses camarades ce qu’il avait vécu la veille. Distrait par son récit, il avait pris une balle en plein cœur. Une petite photographie de son cadavre grimaçant avait été prise parmi les ruines et ajoutée à la section nécrologie comme un avertissement à destination des révolutionnaires. Il était mort comme beaucoup d’entre nous, comme trop d’entre nous.
Je repose le journal.
A. P. A. Delusier