Encarté
Par Marguerite Pogorzelska.
2024/09/23
J’étais pourtant un enfant comme un autre, ni plus peureux ni plus téméraire. On m’a mis dans les mains mes premières cartes quand j’avais quoi, cinq ans ? Un jeu de sept familles, six membres chacune. Déjà ça m’a semblé un peu suspect : pourquoi un seul grand-père et une seule grand-mère ? N’était-on pas sensé en avoir deux ? Qu’était-il arrivé aux autres ? Bientôt, j’ai eu une carte de bibliothèque. J’étais assez fier d’y reconnaître mon nom, calligraphié par la gentille bibliothécaire. Une carte d’identité a suivi quand mes parents m’ont emmené la première fois à l’étranger : un séjour au soleil en Tunisie. Pour prendre le train, j’ai dû faire faire plus tard une carte de lycéen, gage d’indépendance, d’accord. Puis j’ai eu mon bac, je devais partir de la maison pour étudier la géographie à l’Université René Descartes. Solennellement, mon père m’a offert mon premier portefeuille. Il m’a montré le porte-carte, tout souriant de m’expliquer qu’il me faudrait de la place pour ma carte bancaire, nécessaire à une vie en solo, mes cartes de fidélité, ma carte d’électeur toute neuve… Tous ces petits compartiments se sont mis à danser devant mes yeux, j’ai eu soudain du mal à respirer, je me suis vu face à un avenir… encarté ! C’était ma première crise d’angoisse.
Depuis, les crises n’ont jamais cessé. Impossible de mettre les pieds à l’université : Descartes, vous imaginez ! Adieu la géographie, de toute façon. J’aimais ça, pourtant, ces représentations du monde simplifiées, schématisées, claires. Mais voilà, une carte physique, politique, démographique, c’est toujours une carte. J’ai essayé d’aller voir une conseillère d’orientation. Elle a commencé l’entretien en me tendant sa carte de visite, je me suis enfui. J’ai fini par me trouver un apprentissage, pour devenir coiffeur. Je prenais le train, en achetant les tickets à la dizaine. Impossible de prendre une carte orange. Mes parents n’osaient pas râler, un peu rassurés que je fasse à nouveau des projets. Je me débrouillais bien avec des ciseaux alors j’ai eu mon diplôme, même si j’ai séché le cours sur les moyens de paiement.
Aujourd’hui, j’ai appris à vivre avec ma phobie et même à être autonome. La dématérialisation de l’information aide un peu, le GPS a remplacé la carte routière, le Pass Navigo a remplacé la carte orange et je peux à nouveau profiter des transports en commun au prix des habitués. Impossible de voter, bien sûr, sans carte électorale et se soigner reste un problème, surtout depuis que la carte d’assuré social est devenue vitale. Comme un enfant, je me fais accompagner chez le médecin par ma maman. Au moment crucial, je sors et elle règle les formalités avec le docteur. C’est plus compliqué encore chez un spécialiste qui ne me connait pas : elle entre en premier, elle explique puis j’arrive, les joues en feu devant le demi-sourire de praticien. Je le sais bien que c’est ridicule d’avoir peur d’un bout de plastique contenant un circuit imprimé. Je trouve bien ridicules, moi, les gens qui s’affolent devant un animal, sous prétexte qu’il a quatre fois plus de jambes qu’eux.
Le vraie plaie, ce sont les caisses des magasins. Les chèques sont de plus en plus mal vus mais on peut régler en espèces. J’ai toujours du liquide sur moi. Je peux en retirer au guichet de ma banque, comme au siècle dernier, aux horaires d’ouverture. Et les horaires d’ouverture, l’avez-vous remarqué, rétrécissent comme peau de chagrin. A l’étranger, je cherche des bureaux de change, en espérant qu’ils ne finissent pas par disparaître. Bref, payer en liquide semble une idée simple mais j’approche toujours de la vendeuse avec hésitation, redoutant le moment où, fatalement, elle va me demander :
– Vous avez la carte du magasin ?
Alors, mes mâchoires se serrent, je ne respire plus qu’avec peine. Si j’arrive à me contrôler suffisamment, je secoue la tête. Si elle n’est pas concentrée sur sa caisse, elle le voit et prend les billets que je lui tends avant qu’elle puisse me demander si je paye par carte. Voilà qui fait beaucoup de si. La plupart du temps, je laisse mes courses et je cours prendre l’air avant de tomber aux pieds de la dame. C’est déjà arrivé. Depuis peu, ma mère m’a fabriqué un badge, que j’agrafe à mon revers sans le regarder : JE N’AI PAS LA CARTE DU MAGASIN. Au supermarché, ils commencent à me connaitre. Ils ont appelé les pompiers une fois ou deux, quand l’hôtesse de caisse était trop insistante (Vous savez, on peut vous faire une carte en un quart d’heure, vous aurez droit à plein de réductions !). Le problème, c’est quand les gens croient à une blague et me parlent de mon badge. Je me retiens de les frapper ou de leur demander s’ils craignent l’absence de lumière ou la vue de leur propre sang, histoire qu’on rigole ensemble !
Hier, ma banque m’a informé qu’elle fermait l’agence proche de chez moi. Trente minutes de voiture pour aller chercher des espèces, il faudra que je trouve une cachette pour en garder beaucoup chez moi. Si si, j’ai une voiture. Je crains les gendarmes comme un alcoolique, j’ai le permis mais jamais la carte grise sur moi. Une fois, je me suis fait contrôler : Maman, tu peux m’accompagner au commissariat demain pour montrer mon certificat d’immatriculation aux policiers ? Mais hier, j’ai aussi rencontré une femme formidable, elle est jeune, jolie, avec une voix charmante et surtout elle est psychothérapeute spécialiste des phobies. Deuxième séance la semaine prochaine. On verra…